“La société israélienne se recroqueville sur elle-même” Entretien avec Pierre Barbancey

Pierre Barbancey photo de Frédéric Lafargue

Pierre Barbancey est grand reporter à l’Humanité pour la rubrique internationale. Spécialiste du Moyen-Orient et particulièrement d’Israël et de la Palestine, nous nous sommes entretenu avec lui

Les élections législatives de la semaine dernière ont placé en tête le Likoud, parti de Netanyahou, avec un score historique, le plus fort de son histoire, malgré les différents déboires judiciaires du Premier ministre, quelle analyse faites vous de ces résultats ?

Incontestablement, le résultat des élections législatives marque un basculement total de la société israélienne. Plus qu’un basculement, c’est un véritable repli sur soi. En plaçant le Likoud en tête, les Israéliens se sont clairement exprimés pour une politique sécuritaire et coloniale. Il faut, à cet égard, remarquer que Benjamin Netanyhou, qui était menacé par son ancien chef d’état-major, Benny Gantz et sa liste Bleu-Blanc, a renversé la vapeur en se prononçant pour l’annexion des colonies israéliennes de Cisjordanie, pas en proposant un véritable plan de paix et la reconnaissance d’un Etat palestinien. C’est exactement l’inverse. Il l’a d’autant plus fait que Benny Gantz n’est pas non plus une colombe. Ce dernier surfait plutôt sur un essoufflement du Premier ministre sortant et une usure du pouvoir, voire sur les probables suites judiciaires et les affaires de corruption.

Gantz a préféré dire dans une interview donnée au Times of Israel, à propos de Netanyahou et le processus de paix : «Qu’aurait dû faire Netanyahou ? Ce qu’il a dit qu’il voulait faire. Mais il ne l’a pas fait. Il n’a rien fait sur la question palestinienne.» Venant de la part de cet ancien chef d’état-major de l’armée israélienne (2011-2015), qui a notamment à son actif deux guerres menées contre la bande de Gaza, une telle affirmation prend toute sa valeur. Lors de la campagne électorale, son équipe a par ailleurs diffusé une vidéo se félicitant du fait qu’en 2014, sous son commandement, Gaza a été « renvoyée à l’âge de pierre ». Il est vrai que dans son programme, on ne trouve pas une seule fois le mot « occupation ». Quant à « Palestinien », il n’apparaissait qu’à deux reprises, alors que la notion d’Etat palestinien était totalement absente !

Le Conseil des colonies, le Yesha, qui représente l’ensemble des colons, ne s’y est pas trompé. Quelques heures à peine après l’annonce des résultats, il a publié un communiqué on ne peut plus clair, se félicitant que « le peuple a exprimé sa loyauté à la Terre d’Israël et a choisi l’application de la souveraineté israélienne sur la Judée-Samarie (la Cisjordanie, ndlr) et la Vallée du Jourdain », ajoutant : « A la prochaine Knesset, nous aussi, nous continuerons à construire, à agrandir, à légaliser et à développer conjointement les communautés israéliennes dans la région. » Les partis religieux et l’extrême-droite, chacun avec son propre agenda et ses propres exigences, étaient prêts depuis le départ à s’allier de nouveau avec Netanyahou, ce qui a renforcé son image d’homme apte à défendre la sécurité d’Israël.

Netanyahou a également bénéficié d’une bipolarisation extrême de ce scrutin, amenant les électeurs les plus conservateurs à voter pour le Likoud (y compris au détriment du parti des colons). Le score de Gantz, effectivement remarquable lorsqu’on songe que sa formation a été créée directement pour ces élections, s’explique lui aussi par la bipolarisation. Pour faire barrage au Premier ministre sortant, nombre d’électeurs de l’historique parti travailliste (le parti de Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël), ont préféré renforcer Gantz. Ce qui explique l’effondrement des Travaillistes qui n’ont plus que 6 députés. Ils ont d’autant moins résisté à cette vague de la droite, que son positionnement était ambiguë. De son côté, le Meretz (sioniste de gauche), se maintient avec 4 parlementaires.

Par ailleurs, alors que lors du dernier scrutin, notamment sous l’impulsion du Parti communiste israélien (PCI), une alliance – la Liste unie – avait regroupé outre les communistes, la quasi-totalité de ce que l’on appelle les partis arabes, et avait envoyé 13 députés à la Knesset (l’assemblée), ce n’était pas le cas cette fois. Les communistes israéliens (seule formation du pays à accueillir dans ses rangs des Juifs et des Palestiniens) regroupés au sein du Hadash (« Front démocratique pour la paix et l’égalité ») se sont alliés avec Mouvement arabe pour le Renouveau de Ahmed Tibi ont obtenu 6 sièges et les autres partis arabes 4. Une perte de 3 sièges à mettre autant sur le compte de la division que de la chute de participation chez les Arabes israéliens (c’est-à-dire les Palestiniens de 1948), 50 % contre 64 % il y a quatre ans.

Benyamin Netanyahou a conclu sa campagne plus à droite que jamais, cette campagne a été d’une rare violence, surfant sur le racisme et glissant sur une pente populiste et identitaire, qu’en pensez vous ?

Ce n’est malheureusement pas étonnant. Depuis des années maintenant la société israélienne se recroqueville sur elle-même, cherchant dans le rejet des Palestiniens et de toutes les minorités une réponse à ses difficultés. La société est devenue extrêmement violente, moralement, physiquement voire psychiquement. Israël se transforme toujours plus en un Etat d’apartheid. S’il reste des personnalités juives voire des groupes qui luttent contre la colonisation et pour la paix, rejettent la loi dite de l’Etat-nation qui fait de tout Israélien non-juif, un citoyen de seconde zone, il faut malheureusement constater qu’ils sont de plus en plus minoritaires. Même les difficultés économiques grandissantes que connaissent les milieux les plus populaires (y compris donc chez les Juifs) n’ont pas trouvé leur place dans le débat électoral.

Il faut ajouter que le climat international renforce la droite et l’extrême-droite (nationaliste et religieuse). Netanyahu a reçu un soutien sans faille du président états-unien Donald Trump. Celui-ci, en reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël puis en admettant l’annexion du plateau du Golan (syrien) occupé par les Israéliens, a donné quitus à la politique de colonisation, et clairement exprimé l’idée qu’Israël est son cheval de Troie dans la région avec cette alliance maintenant revendiquée avec les monarchies du Golfe, contre l’Iran. Paradoxalement, cela montre qu’il ne s’agit pas d’un conflit religieux, mais bien, pour ce qui concerne les Palestiniens, de leurs droits inaliénables qu’on leur dénie et pour la région, la main mise sur les richesses au service de l’impérialisme.

Enfin, s’est parallèlement développée une campagne internationale visant à tirer un trait d’égalité entre l’antisémitisme et l’antisionisme dont le but est de criminaliser toute critique et toute lutte contre la politique coloniale d’Israël. Ce qui n’a pu que renforcer le sentiment des Israéliens à qui l’on veut faire croire que les défenseurs des droits des Palestiniens sont, par essence, antisémites. Ce qui, bien sûr est faux. Votre journal, Avant-Garde et le Mouvement Jeunes Communistes, ont été, de tout temps, partis prenante des luttes contre le racisme et l’antisémitisme. D’ailleurs, des associations comme celle des anciens soldats israéliens, Breaking the silence (briser le silence), qui témoignent des exactions de l’armée et des colons dans les territoires palestiniens occupés, tout comme les animateurs de l’organisation pour les droits humains B’Tselem, qui dénoncent l’occupation, les tortures, les détentions arbitraires et illégales comme celles des enfants palestiniens et les assassinats ciblés, sont-ils donc antisémites ?

Les partis arabes ont limité la casse avec une dizaine de députés, malgré cela l’écrasante majorité de la nouvelle Knesset est composée de députés s’opposant à la création d’un état palestinien, y a-t-il encore un espoir pour le camp de la paix ?

La lutte pour la paix a toujours été semée d’embûches. La preuve, 71 ans après le partage de la Palestine historique par l’Onu, les Palestiniens n’ont toujours pas leur État. Il est vrai qu’aujourd’hui la situation est pire que jamais. À cet égard, ceux qui, en Israël, se prononcent pour la coexistence des deux peuples et luttent sans relâche, ont besoin d’un soutien international plus important que jamais. Il y a ce qui se passe à la Knesset, mais il y a aussi ce qui se passe dans la société. C’est là que se situe maintenant l’enjeu pour le camp de la paix en Israël.

L’impasse dans laquelle la politique des gouvernements israéliens pousse les Palestiniens est également préoccupante. Les accords d’Oslo, signés en 1993 sont morts et la situation en Palestine est dramatique, socialement, économiquement et politiquement. Ce qui peut ouvrir la voie à n’importe quelle dérive.

Alors, pour répondre à votre question, je préfère citer le dirigeant communiste italien mort dans les geôles fascistes en 1937, Antonio Gramsci: « Je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté. »

Netanyahou a déclaré en fin de campagne que la création d’un état palestinien serait un danger pour Israël et s’est engagé en cas de victoire à annexer les colonies de Cisjordanie. Il aura à priori toutes les marges de manœuvres pour le faire, pensez vous que la solution à deux Etats est encore envisageable ?

Au-delà des déclarations de Netanyahou, ce qui est le plus préoccupant maintenant est la situation sur le terrain. La colonisation ne cesse de s’amplifier. Plus de 400.000 Israéliens vivent aujourd’hui dans des colonies en Cisjordanie occupée, tandis que 200.000 autres habitent à Jérusalem-Est, secteur palestinien de la ville sainte occupé depuis 1967 et annexé par Israël. Le résultat est visible sur les cartes : les territoires palestiniens, soumis aux constructions coloniales, aux routes de contournement réservées aux colons, aux bouclages permanents, aux incursions de l’armée israélienne, à la construction du fameux mur, ne sont quasiment plus que des îlots. La Cisjordanie est aujourd’hui un archipel. Sans parler de ce qui se passe dans la bande de Gaza – totalement déconnectée de la Cisjordanie – où la population meurt à petit feu soumis à un embargo impitoyable et assassinée tous les vendredi par les snipers israéliens dans une indifférence complice.

Comment faire naître un Etat palestinien dans ces conditions ? La solution est pourtant – et depuis longtemps – sur la table. Il faut faire respecter le droit international et appliquer les résolutions de l’ONU. C’est le devoir de ce qu’on appelle la « communauté internationale ». Or, celle-ci fait preuve d’une lâcheté à toute épreuve. Il n’y a plus à tergiverser parce qu’il en a va de la vie de millions de personnes et de la stabilité régionale, voire internationale. Ce n’est pas parce que la situation des Palestiniens ne fait plus la une des médias internationaux qu’elle n’a pas des répercussions notamment dans le recrutement des groupes djihadistes qui s’en servent comme un point de fixation faisant croire que ce sont les musulmans qui sont visés.

Comme je l’ai dit plus haut, on voit bien que c’est un leurre. La création d’un Etat palestinien permettra à coup sûr de tarir une des causes de recrutement de ces groupes. La solution à deux Etats, dont continuent à se réclamer les pays de l’Union, nécessite des actes forts notamment sur le démantèlement des colonies et des sanctions fortes contre Israël qui se pense au-dessus des lois du monde. Sinon, il faut effectivement arrêter de parler d’une solution à deux Etats. Mais même cela peut-être pervers si le vide n’est pas comblé. Israël ne veut pas d’une solution à deux Etats. Comment pourrait-on penser qu’il accepterait celle à un seul Etat après avoir imposé la nature juive du sien et que la problématique démographique (les Palestiniens seraient plus nombreux au bout de quelques décennies.) est régulièrement mise en avant par les dirigeants israéliens ? Par ailleurs, il importe que les Palestiniens eux-mêmes se prononcent sur leur avenir. Rien ne doit être réglé sur leur dos. Toutes ces questions, on le voit, nécessitent une véritable prise en compte politique et une intervention populaire, notamment par le renforcement de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS).

Netanyahou piétine tous les jours le droit international et l’a fait tout au long de sa campagne, pourtant les réactions internationales sont absentes, ou voir même le soutiennent comme le fait Trump. Quel rôle pourrait jouer la France d’après vous ?

La France pourrait jouer un rôle historique majeur. Puisqu’elle ne cesse de se prononcer pour la solution à deux Etats, elle doit maintenant et immédiatement reconnaître l’Etat de Palestine, comme l’ont fait l’Assemblée nationale et le Sénat dans notre pays. Paris montrerait ainsi réellement son attachement à la solution à deux Etats et aiderait à débloquer une situation devenue intenable. Force est de constater qu’Emmanuel Macron, en donnant du « cher Bibi » à Netanyahou, en le considérant comme représentant des Juifs du monde (ce que beaucoup chez les Français juifs refusent et c’est de plus en plus vrai chez les Juifs aux Etats-Unis même.) et ne faisant rien pour contrecarrer une politique suicidaire pour les Palestiniens comme pour les Israéliens, se fait le complice de l’occupation et de la colonisation et, par là, empêche l’émergence de toute solution. Il faut, pour cela du courage politique et, dans le même temps s’opposer aux Etats-Unis (voire à la Russie dont le double jeu est patent) tout en s’appuyant sur un organisme international, les Nations unies, modernisé et renouvelé apte à affronter les défis majeurs de notre planète.

À cet égard, on ne peut que déplorer le message adressé par le ministère français des Affaires (qui assure que Macron s’est exprimé dans les mêmes termes) à Netanyahou chargé de former le nouveau gouvernement israélien. Tout en le félicitant, le Quai d’Orsay et l’Elysée se sentent obligés d’affirmer, je cite, que « la France entretient une relation d’amitié exceptionnelle avec Israël » et qu’elle « poursuivra avec le nouveau gouvernement israélien l’approfondissement de sa coopération dans tous les domaines ainsi que son dialogue sur les questions régionales et de sécurité. » Enfin, en souhaitant que la formation d’un nouveau gouvernement « permette de relancer de manière décisive le processus de paix au Proche-Orient, pour aboutir à une solution à deux États, Israël et la Palestine, vivant côte à côte en paix et en sécurité, conformément aux paramètres internationalement agréés » ils banalisent ce gouvernement d’extrême-droite et sèment encore des illusions mensongères.

Par Camille Lainé

Secrétaire Générale du MJCF