La “société civile”: marque déposée du recyclage en politique

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« Société civile » voilà la nouvelle expression gagnante de ces dernières élections. La terminologie est ici bien au service de l’idéologie dominante qui se sert de formules dont l’origine est souvent méconnue.

Pas tous citoyens ?

Ici, l’intérêt pour la classe dominante est bien de rendre l’illusion d’une disparition de la lutte des classes au profit d’une lutte citoyen / militant-élu.

En effet, cette nouvelle mode qui consiste à affirmer que toute personne engagée dans un mouvement politique ou toute personne ayant déjà eu un mandat électif ne serait pas de la société civile est assez symptomatique de la dévalorisation actuelle de l’engagement politique.

Fi de votre travail, de votre quotidien, de vos ressources, il suffit que vous passiez quelques heures par semaine ou par mois à distribuer quelques tracts, à participer à la vie citoyenne de votre quartier, à donner votre avis sur la politique nationale, à organiser des initiatives solidaires et d’un coup de poudre de perlimpinpin vous n’êtes plus de la société civile : vous êtes un politique ou même pire : un politicien !

Faire du neuf avec du vieux

C’est sur cette idée qu’ont joué les mouvements En Marche et France Insoumise. Tous deux ont affirmé qu’ils présenteraient des candidats issus de la société civile.

Mais qu’est-ce que cela sous-tend réellement ? C’est le dénigrement de l’intérêt envers la vie citoyenne et politique qui nous entoure. L’absurde n’est pas loin. Il vaut mieux, pour être élu député, ne s’être jamais investi dans aucune cause politique (par exemple sauver un hôpital : quelle idée !). Il ne faut pas s’investir, il faut vaguement s’intéresser, il est préférable de ne pas s’être engagé, de ne pas avoir mûri un projet.

Cette dénonciation de la vie politique est une vaste et ingénieuse entreprise de l’idéologie dominante pour faire croire à un « renouveau » inexistant. Ce qui importe réellement pour la démocratie, ce qui apporterait vraiment au changement, au renouvellement, c’est de construire une véritable diversité et mixité de la représentation du peuple, c’est de lutter contre la corruption et les influences des lobbys.

Une stratégie au service du système

Il est intéressant de lire que l’Union Européenne par un Avis du Comité économique et social sur « le rôle et la contribution de la société civile organisée dans la construction européenne » définit la société civile comme suit :

« La société civile est un concept global désignant toutes les formes d’action sociale d’individus ou de groupes qui n’émanent pas de l’État et qui ne sont pas dirigées par lui. La société civile a ceci de particulier qu’elle est un concept dynamique, décrivant à la fois une situation et une action. Le modèle participatif de la société civile présente également l’avantage de renforcer la confiance dans le système démocratique, développant ainsi un climat plus positif pour les réformes et les innovations. »

Ne nous y trompons pas. Ce qu’on appelle « société civile », c’est bien souvent le parti de ceux qui n’ont pas intérêt au changement. Les acteurs non organisés en parti ne sont pas pour autant désorganisés. Ils ne sont pas neutres, ni plus légitimes. Ils ont très souvent bien plus au service d’intérêts politiques qu’un militant de longue date n’en aura jamais.

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Lorsqu’on travaille au service du patronat, des laboratoires pharmaceutiques, lorsqu’on défend les intérêts lobbyistes d’une grande industrie, on n’est pas un citoyen lambda, un membre innocent de la société civile : on est partisan d’un certain ordre politique et l’on fait partie de la classe dominante, celle qui organise la pérennité de la société et de la vie politique actuelle. Celle qui contribue à la corruption des professionnels de la politique.

Emmanuel Macron a bien réfléchi sa stratégie. Il était obligé d’aller chercher des candidats qui n’étaient ni au PS ni ailleurs. Sans quoi son parti serait passé pour une immense blanchisserie. Au lieu de ça, il a sélectionné des candidats ayant des intérêts financiers liés à la classe dominante, des candidats qui font vivre le capitalisme au quotidien. Probablement des candidats qui n’ont jamais défendu quoique ce soit de leur vie, si ce n’est leur profit.

Aujourd’hui donc, grâce à ce renouveau de la vie politique française, nous sommes représentés par 60% de cadres supérieurs à l’Assemblée Nationale et 0% d’ouvriers. Pourtant, les ouvriers représentent 21% de la population active et les cadres supérieurs 17%. La démocratie représentative est en souffrance.

Le grand détournement

Il est intéressant de noter que dans son sens premier, société civile est synonyme de communauté politique, elle coïncide donc avec la société politique. L’unité politique de la Cité était régie par l’ordre de bien vivre. Mais dans son acception moderne, société civile désigne au contraire les intérêts particuliers, privés des citoyens.

Raffaele Laudani dans un article du Monde Diplomatique de septembre 2012 mettait en avant l’analyse marxiste de cette dite société civile face à l’analyse moderne :

«Dans les sociétés humaines, les individus nouent en effet des rapports nécessaires et indépendants de leur volonté, qui correspondent à un niveau déterminé du développement des forces productives matérielles, avec lesquelles concordent des formes déterminées de la conscience sociale ainsi que des rapports juridiques et politiques déterminés.

La société civile – la sphère de la vie économique et sociale où tous les hommes sont inégaux en termes de condition, de profession et d’éducation – ne se recompose donc pas dans l’État ; au contraire, c’est elle qui lui donne sa forme. Ce qui veut dire aussi qu’elle devient le théâtre du conflit politique, l’espace où s’affrontent les classes sociales et les visions du monde dont elles sont porteuses.

C’est justement cette dimension polémique qui semble avoir disparu dans le renouveau récent du concept de société civile. Celle-ci serait redevenue, comme aux débuts de la modernité, un espace lisse, unitaire, qu’aucune contradiction et aucune différence ne traversent, et qui, de ce fait, peut s’opposer à une sphère politique institutionnelle distincte et distante ».

On s’imagine que les acteurs de la vie économique et sociale ne font pas de politique au quotidien, ne font pas tourner le système. Pourtant, c’est bien davantage leurs fonctions professionnelles qui assurent la reproduction du système capitaliste que la distribution de tracts pour la survie des hôpitaux.

Avant, les parlementaires étaient influencés par les lobbyistes. Maintenant, les parlementaires sont les lobbyistes. Est-ce cela le renouveau tant attendu ?

Par Rédaction

Collectif de rédaction d'Avant Garde