“Les enseignantes et enseignants, plus que personne, font confiance à la jeunesse pour bousculer l’ordre établi et exiger de vrais moyens pour le service public d’éducation nationale”

CGT EDUC'ACTION

Alors que la rentrée scolaire s’est effectuée le lundi 2 novembre, un mouvement de grève des professeurs du secondaire a été déclenché dès le lendemain. Face aux hésitations du gouvernement sur la rentrée, aux atermoiements de celui-ci concernant l’hommage à Samuel Paty et au mépris pour les professeurs et les élèves, les grévistes entendent mettre le Ministre de l’Education nationale face à ses responsabilités. 

L’Avant-Garde a rencontré Arielle et Boris, militants à la CGT Educ’action du 93. 

AG: La rentrée s’est effectuée dans un contexte très particulier, deux semaines après l’assassinat d’un professeur à la sortie de son établissement. Alors que le gouvernement promettait un réel temps d’hommage et de travail dans les établissements, vous dénoncez un hommage au rabais. Quelles ont été les conditions de préparation de cette rentrée sur ce point ? 

Nous n’avons eu aucun temps de préparation pour cet hommage et à aucun moment les enseignants et enseignantes n’ont été consulté.e.s. Les directions de beaucoup d’établissement avaient déjà prévenu pendant les vacances les personnels et les familles, qu’un temps de concertation le matin (de 8h à 10h) devait être organisé pour préparer dignement cet hommage. Seulement deux jours avant la rentrée, nous avons appris  (majoritairement par la voie médiatique) que nous n’aurions aucun moment collectif de préparation.

Beaucoup de collègues attendaient ce moment et cela pour diverses raisons. Nombreux sont les collègues qui ont vécu ce drame comme un traumatisme, la communauté éducative toute entière a été affecté et ce temps était un moyen d’évacuer et de libérer la parole. D’autres ont déjà été confrontés à des situations de tension sur ces sujets, avec des élèves, mais aussi avec des parents. Ce temps d’échange, déjà très réduit,  était pour beaucoup une nécessité, afin de continuer à faire son travail de manière apaisée. Enfin, nous espérions que ce temps de préparation soit élargi, afin de traiter aussi de la question de l’accueil des élèves dans le contexte particulièrement dégradé dans lequel se fait la rentrée.

AG: La lettre aux enseignants de Jaurès lue devant les élèves a été censurée et modifiée par le gouvernement. Est-ce là un symbole d’une dérive autoritaire de celui-ci vis à vis de l’école? 

L’injonction à lire cette lettre montre d’abord un décalage immense entre l’administration et la réalité du terrain. C’est une lettre compliquée à comprendre (vocabulaire, tournure de phrase…), d’autant plus lorsque l’on sait qu’il a été demandé de la lire dès le CE2 ! Il faut prendre le temps de la remettre dans son contexte et de l’analyser collectivement, mais encore une fois, le temps qui devait être dédié à cette réflexion nous a été honteusement supprimé. Que dire d’autre à ce sujet ? Censurer ou modifier à son avantage (qu’importe), une lettre censée défendre la liberté d’expression…la boucle est bouclée. 

La partie censurée par le gouvernement est surtout significative du malaise et de la relation dégradée qu’entretient le ministre et les personnels de l’éducation nationale. Pour information, le hashtag #Blanquerdémission était dans le top 3 des tweets en France à la rentrée…

AG: En plus de ce contexte particulier, il a fallu faire cette rentrée avec un protocole sanitaire renforcé. Le gouvernement a -t- il créé selon-vous les conditions de l’application réelle de celui-ci ? 

Bien sûr que non. Les divers protocoles envoyés au dernier moment, voire même après la rentrée de septembre, ne sont pas à la hauteur. Depuis le début, la CGT Education 93, grâce aux retours de beaucoup de nos collègues, a signalé la mise en danger des élèves et des personnels (droit de retrait, interpellation de la Direction académique des services de l’Education nationale, saisie des comités d’hygiènes, de sécurité et de condition de travail…). Nous sommes face à un protocole sanitaire insuffisant et souvent mal, voire pas appliqué, par les directions d’établissement.

Les signalements les plus récurrents et les plus problématiques que nous avons sont tout d’abord la pénurie de personnels d’entretien dans nos établissements. Nous sommes donc en sous-effectif permanent, ce qui ne permet pas le nettoyage correct des locaux, et ne parlons même pas de désinfection pourtant obligatoire une fois par jour au minimum. 

Il y a aussi “l’affaire” des masques DIM : une enquête a révélé que ces masques distribués au personnel, mais aussi aux élèves, ne sont pas homologués mais sont aussi toxiques. Beaucoup d’établissements n’avaient toujours pas de nouveaux masques le jour de la rentrée et certains les attendent encore. 

Parlons aussi des contaminations qui, malgré leur augmentation exponentielle, n’entraînent aucune éviction de la classe ou des enseignant-e-s dans de nombreux établissements.

Enfin, le principe imposé par le protocole “d’une classe, une salle” n’est quasiment jamais applicable dans les établissements du 93, particulièrement pour les classes de 1ère et terminale pour qui la réforme du baccalauréat a supprimé le groupe classe. La liste est longue. On pourrait aussi parler du refus systématique des directions d’établissement (essentiellement dans les collèges) d’organiser l’enseignement avec des demi-groupes.

Bien évidemment, cette liste n’est pas exhaustive et notre département est déjà en temps ‘’normal’’ confronté à certaines de ces problématiques. En Seine-Saint-Denis, beaucoup de collèges sont en sureffectifs (environ 2000 collégiens de plus chaque année), ce qui empêche le respect des distanciations sociales en classe, dans les couloirs ou dans les cours de récréation. Le problème restera le même après ‘’la période Covid’’ si aucun moyen n’est affecté au département…

AG: Concrètement, comment s’est déroulée cette rentrée dans le 93 ? 

La majorité de nos collègues ont débuté la rentrée angoissés, attristés, mais aussi perdu par des consignes qui n’ont cessé de changer dans les derniers jours. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’établissements ont entamé un mouvement de grève. Tous les collègues mobilisés se rejoignent sur la volonté d’avoir un temps de concertation, de préparation autour de l’hommage à Samuel Paty et autour du protocole sanitaire et son application.

D’autres établissements ont exercé leur droit de retrait (Didier Daurat au Bourget, Alfred Sisley à l’île Saint Denis…) car ils estiment que le protocole et son application ne leur permet pas de travailler en sécurité.

AG: Suite à cette journée de rentrée, de nombreux professeurs ont entamé une grève. Que demandez-vous immédiatement au gouvernement, et à plus long terme? 

Comme nous l’avons dit précédemment, nos deux revendications immédiates sont l’obtention :

  • de temps de concertation autour de l’hommage à notre collègue assassiné et plus largement, sur l’organisation pédagogique de séances sur la liberté d’expression ainsi qu’un temps de discussion.
  • d’un temps de réflexion collective sur l’application concrète d’un protocole sanitaire. Seuls les personnels, qui connaissent leur lieu de travail, sont en capacité d’organiser au mieux la sécurité des élèves, bien évidemment sur la base du protocole national qui ne fasse pas reposer la responsabilité d’éventuelles contaminations par les équipes enseignantes.

Au-delà de ça, il est bien évident que loin des annonces gouvernementales et des injonctions ministérielles, nous avons besoin de moyens humains et financiers. Cela ne date pas de cette crise ‘’du Covid’’, mais celle-ci illustre parfaitement le manque de considération du gouvernement envers le service public d’Education nationale. Ne parlons même pas des inégalités territoriales que nous subissons de plein fouet dans le 93…

AG: Les professeurs ont été rejoints dans leur mouvement par certains élèves qui ont bloqué leurs établissements face aux conditions sanitaires de la rentrée. Alors que le gouvernement a souhaité vanter l’engagement des jeunes pour la défense de la liberté d’expression ces derniers temps, celui-ci a de nouveau fait usage de la force face aux jeunes mobilisés. N’y a -t- il pas là une contradiction entre discours et actes? 

Nous constatons que ce gouvernement fait usage de la force chaque fois qu’il est remis en cause. Les jeunes s’étaient mobilisés toute l’année dernière contre les réformes des lycées, que cela soit des filières professionnelles et générales. Chaque fois qu’ils ont voulu exprimer leurs revendications, défendre leurs droits et exiger des conditions d’apprentissage décentes, ils n’ont récolté que mépris, indifférence et répression. Il n’y a plus de doute sur la dérive autoritaire qu’a pris ce gouvernement.

AG: A quelles suites appellent la première journée de mobilisation du 4 novembre? 

La CGT Education 93 soutient l’ensemble des collègues qui sont mobilisés (grève, droit de retrait…) et nous n’avons pas attendu cette rentrée pour faire entendre nos revendications. Nos conditions de travail et celles d’apprentissage pour les élèves ne cessent de se dégrader chaque année : augmentation des effectifs par classe et donc du nombre d’élèves dans les établissements, manque de personnels médicaux sociaux – assistantes sociales, infirmières, conseillères d’orientation – , nombreux postes non pourvus chaque année. C’est en partie cette dégradation de nos conditions de travail depuis plusieurs années, qui explique que la gestion de la crise sanitaire dans nos établissements soit aussi catastrophique. A l’échelle du département, nous exigeons un plan d’urgence pour les écoles, collèges et lycées. A l’échelle nationale nous exigeons un réel plan d’investissement dans l’éducation, avec le dégel du point d’indice et l’augmentation immédiate des salaires. Les réformes des lycées (voie professionnelle et générale) sont dramatiques pour nos jeunes et doivent aussi être supprimées. 

Mais bien au-delà, c’est une véritable refonte démocratique et sociale dont à besoin notre service public. Afin que chacun puisse en saisir les enjeux, l’éducation doit être au coeur de la démocratie et de la République. Sans ce travail de fond, nous ne pourrons pas non plus sortir un pan entier de nos citoyens des logiques extrémistes, radicales et dangereuses pour faire société.En ce sens, nous avions déjà comme objectif de faire de la journée du 17 novembre, une grande journée de grève et de mobilisation dans le département. Au vu de l’effervescence quotidienne dans les établissements scolaires en cette rentrée, nous pouvons espérer une mobilisation plus large et radicale dès maintenant. La balle est dans le camp des salarié.e.s de l’éducation et des jeunes de notre pays. Les enseignantes et enseignants, plus que personne, font confiance à la jeunesse pour bousculer l’ordre établi et exiger de vrais moyens pour le service public d’éducation nationale.