« L’école laïque a des particularités qui en font sa splendeur », selon Grégory Frackowiak (SNES-FSU)

Amado Lebaube | Avant Garde

La publication par l’Éducation nationale d’un indicateur montrant les conditions socio-économiques et culturelles des élèves par établissement (IPS) a révélé une forte fracture sociale entre enseignement privé et public. 

Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation nationale, a annoncé à la suite de cela vouloir attribuer des financements aux écoles privées en fonction de leur taux de mixité sociale. L’occasion pour les défenseurs de l’enseignement privé de montrer les crocs. 

L’Avant-Garde s’est entretenue avec Grégory Frackowiak, secrétaire national du SNES-FSU, chargé de la politique scolaire et de la laïcité pour le premier syndicat enseignant du second degré.

La proposition de Pap Ndiaye sur le financement des écoles privées a soulevé un tollé à droite. Comment expliquez-vous que ce sujet soit toujours aussi sensible ?

Pour la droite et les réactionnaires, le financement par l’État des écoles privées est un enjeu essentiel. Alors que certains se prétendent défenseurs de la République et de la laïcité, ils exigent de l’État qu’il finance leurs écoles qui font de l’entre soi social, et parfois aussi idéologique. 

C’est un sujet sensible depuis 1959. À ce moment, l’État décide de prendre en charge une partie des frais de scolarité des écoles privées. Pour les adeptes du privé, c’est donc devenu un dû, et ils s’opposeront à toute remise en cause de ceci. 

Ce qu’ils rejettent, c’est donc toute forme d’obligation à faire de la mixité sociale. 

Oui, et n’y a pas que la droite qui a réagi. Les institutions privées ont fortement réagi, notamment le secrétaire général de l’Enseignement catholique. 

Leur position est claire : ils veulent bien concéder un petit peu de mixité sociale, faire des efforts, mais surtout, ils ne veulent aucune contrainte. Pour eux, ce n’est pas parce que l’État les finance qu’il peut prétendre leur mettre des obligations supplémentaires. Ce qu’ils veulent, c’est toujours plus d’argent, mais sans contrainte. 

On pourrait donc penser, à priori, que cette proposition du ministre va dans le bon sens, pour les défenseurs de l’école publique.

Absolument pas. Ce que propose le ministre est problématique pour nous au SNES-FSU, puisque l’idée est de financer encore plus les écoles privées qui accepteraient de faire un petit peu de mixité sociale. C’est inacceptable : l’argent public doit servir à l’école publique. 

Si on en revient à cet indice de position sociale, on constate pourtant clairement que ces écoles privées manquent clairement de mixité sociale. 

Oui, et ce n’est absolument pas une surprise. On sait depuis longtemps que les écoles privées sont utilisées par certaines familles pour contourner la carte scolaire, souvent pour des raisons d’entre soi. C’est une manière de se mettre en dehors de la société. 

La publication de cet indice permet de démontrer cela scientifiquement. Par exemple, sur les 200 établissements aux IPS les plus élevés de France, 75 % sont privés. À l’inverse, sur les 200 aux IPS les plus bas, 98 % sont publics ! On est donc sur une réelle différenciation sociale. 

Si on regarde à Marseille, les 10 collèges les plus socialement favorisés sont tous privés. À Paris, c’est du 9 sur 10.

Parmi les arguments des défenseurs de l’école privée, certains arguent qu’il s’agit d’écoles d’« excellence ». Les établissements privés permettent-ils vraiment d’obtenir de meilleurs résultats ?  

Plus personne ne croit cela, à part les naïfs ou ceux que ça arrange. Les établissements privés obtiennent de meilleurs résultats pour deux grandes raisons. 

Premièrement, ils sont fréquentés par les catégories sociales les plus élevées, qui, globalement, réussissent mieux à l’école parce qu’elles en maîtrisent les codes. Deuxièmement, comme les écoles privées peuvent sélectionner leurs élèves, elles évacuent les élèves plus faibles pour ne pas faire chuter leur moyenne. 

Avant le bac ou le brevet, des établissements demandent aux élèves en difficulté de s’inscrire au diplôme en candidat libre pour maintenir des taux de réussite artificiellement élevés. 

Les enseignements ne sont donc pas meilleurs dans le privé en soi. L’enseignement public offre lui aussi des formations extrêmement qualitatives et exigeantes, en même temps qu’il est le seul à s’astreindre à une formation émancipatrice pour tous. 

Pourtant, ces établissements mettent en avant des offres de formations plus complètes que le public.

Oui, et cela vient du désinvestissement de l’État. Par exemple, la réforme du collège de François Hollande a eu pour effet d’affaiblir les enseignements à « faibles effectifs » (langues anciennes, allemand, sections européennes). 

À la rentrée suivante, les établissements privés ont eux maintenu ces options et ont fortement communiqué en disant « si vous venez chez nous, vous pourrez continuer le latin ». 

L’État finance le privé, alors que celui-ci organise une concurrence directe de l’enseignement public. 

Donc il s’agit pour vous d’une question de moyens plus que de qualité d’enseignement ? 

Il est évident que l’école publique souffre d’un manque de moyens. Le second degré a perdu près de 9 000 postes depuis le premier quinquennat de Macron, alors que les effectifs d’élèves ont explosé. 

Les politiques d’austérité ont accentué la concurrence entre public et privé. C’est symptomatique de la politique de Macron et de Blanquer (ex-ministre de l’Éducation nationale — NDLR) qui consiste à avancer clairement vers la marchandisation et la privatisation de l’éducation. 

Pour eux, tout concourt du service public de l’éducation : les entreprises, les formations privées, les écoles privées sous contrat, mais aussi hors contrat. Ils combattent les particularités de l’école publique qui freinent le libre développement d’une « offre d’enseignement ». Tout doit être mis sur le même plan, comme sur un marché. Nous sommes rentrés depuis 6 ans dans un processus accéléré d’indifférenciation entre l’école publique et le reste. C’est un outil pour la détruire, y compris dans ses fondements intellectuels et émancipateurs.

Le choix des spécialités avec la réforme du lycée en est un exemple criant. La loi prévoit que si la spécialité que vous voulez faire n’est pas disponible dans le lycée public de votre secteur, vous pouvez demander à aller la suivre dans le privé. 

Si on regarde les contenus, qu’est-ce qui diffère entre le public et le privé ? Que leur permet de faire la « liberté » qu’ils revendiquent tant ? 

Les écoles privées sous contrat (financées par l’État) n’ont, en théorie, pas le droit de sélectionner les élèves sur des critères religieux par exemple et doivent enseigner les programmes nationaux. Mais la loi reconnaît à ces établissements un « caractère propre ». 

Cela veut dire qu’ils ne sont pas tenus de respecter la neutralité de l’État dans l’exercice des missions de service public. Ils peuvent donc, à côté des enseignements, diffuser des préférences idéologiques ou éthiques, et mener des projets d’établissement qui sortent des contraintes qu’à l’État. 

Ainsi sont organisées des activités religieuses ou correspondant à une certaine morale, etc. Leur liberté, c’est donc de pouvoir, dans le cadre de la vie scolaire, faire vivre et partager aux élèves des préférences idéologiques. 

Dans le monde du scolaire privé, il y a aussi les écoles « hors contrat ». En quoi ces écoles posent-elles un problème selon vous ?  

Nous nous inquiétons de la montée en puissance de ces écoles. Entre 2012 et 2017, le nombre de ces écoles et collèges a été multiplié par 3. En 2022, on comptait 97 nouveaux établissements privés hors contrat. 

Les écoles hors contrats englobent des établissements très variés. On a des écoles religieuses intégristes, mais aussi des pédagogies qui promeuvent un prétendu plus grand respect du libre développement de l’enfant. Ces dernières répondent à une montée de l’individualisme et de l’exigence que son enfant soit traité comme une singularité, qu’il n’ait pas à s’intégrer à un choix collectif plus large qui serait celui de la société et de la République. Dans les deux cas, ces enseignements se font, eux, hors programmes, et les enseignants ne sont pas rémunérés par l’État. 

Le problème principal que cela pose est que pour nous, aucune partie de la jeunesse du pays ne doit être privée des standards éducatifs minimums, qui garantissent notamment sa liberté de conscience. 

Cela passe par l’accès à des savoirs critiques, ce qui n’est pas le cas des enseignements privés, surtout hors contrat. On constate parfois des dérives sectaires, et aussi une forme de renonciation à l’accès à certaines connaissances par les professeurs ou les élèves. Sans compter une sécurité morale, physique et affective pas toujours respectée. L’État doit protéger toute la jeunesse. 

Face à ce privé hors contrat qui monte et au privé sous contrat qui concurrence de plus en plus le service public, que peut l’école publique ? 

Pour nous, un des vecteurs essentiels de l’unité d’un pays, c’est son école. Et à ce titre-là, il est inacceptable que l’État puisse financer les écoles privées, d’aucune manière. 

Il faut donc investir l’argent public exclusivement dans les écoles publiques afin de pouvoir réellement mettre en œuvre et en valeur les belles particularités de l’école laïque.

Face à la montée du privé, il nous faut montrer que l’école laïque a des particularités qui en font sa splendeur. Ces particularités, ce sont l’accueil de tout le monde sans condition, le respect de la liberté de conscience et l’enseignement sans pression idéologique sur les élèves. Ces éléments sont des outils d’émancipation formidables, qui permettent de faire vivre tous les jours une « pédagogie laïque ». 

La force de cette « pédagogie laïque » est qu’elle permet de tout questionner, y compris la laïcité. Elle se fonde sur l’ouverture culturelle et des apprentissages validés scientifiquement. Il y a un véritable enjeu démocratique à ce que le plus d’élèves possible soit accueilli dans un cadre qui leur permette de faire la différence entre croyance, opinion et savoir. 

Le SNES-FSU continue à être disponible pour des actions unitaires afin de faire vivre et étendre ces belles particularités et exigences de l’école laïque.