Kompromat : le thriller de la rupture franco-russe

Robertas Daskevicius

Kompromat : un terme russe désignant une méthode des services secrets du Kremlin ayant pour but de détruire la réputation d’une personne en lui créant un dossier de preuves factices d’actes criminels odieux. Il est dit — à tort ou à raison — que Vladimir Poutine lui-même en fait personnellement usage contre des adversaires politiques. 

Ici, ce thriller français de Jérôme Salle — réalisateur de Largo Winch — revient sur l’histoire vraie de Yoann Barbereau, expatrié français victime d’un kompromat ayant dû fuir de manière rocambolesque la Russie. Pourtant, une ombre plane sur le film ; il avoue être « très librement inspiré » des événements réels, au point que Barbereau lui-même s’en éloigne, notamment pour la représentation dans le film de la culture russe. 

Le film possède des qualités indéniables et il nous faut délier tout cela pour voir ce que ce film — paru au beau milieu d’une invasion armée et d’une montée alarmante de l’autoritarisme en Russie — nous dit.

La défense de l’État de droit 

Dans la droite lignée des films antiautoritaires, Kompromat pointe bien sûr le système judiciaire corrompu, mafieux, aléatoire, qui prévaut actuellement en Russie. On y voit l’absence d’un procès équitable, les difficultés de l’avocat du héros — renommé en Matthieu Roussel, car la société de production n’a pas acquis les droits de Barbereau, pour une raison ou pour une autre — à établir une défense et surtout l’incarcération violente et la torture en prison. 

L’interprétation de Gilles Lellouche comme un « monsieur tout-le-monde » se retrouvant au cœur de l’enfer est plutôt convaincante. 

Néanmoins, il manque quelque chose qui empêche l’aspect de tension, d’angoisse, de douleur de ce film d’aller jusqu’au bout. Si la séquence dans les prisons est difficile, nous peinons à véritablement saisir la terreur des 15 ans de travaux forcés que risque le protagoniste s’il reste en Russie. De même, certaines scènes visent frontalement à créer de la tension chez le spectateur, et pourtant le suspens n’est jamais si poussé que cela, ces moments sont même au final rapidement expédiés. 

Le spectateur se retrouve donc uniquement… « spectateur » à l’action, peu impliqué dans l’intrigue, avec parfois peu d’immersion, notamment vers la moitié du film. Cela n’empêche pas d’être pris par cette histoire, par la violence de cet État policier vers un seul individu, par le road trip quasiment légendaire de la frontière mongole à la frontière estonienne en passant par Moscou. 

L’intrigue est réussie et enthousiasmante, bien que certains passages sont un peu « gros » comme lorsque Roussel se cache — très mal – dans un coffre de voiture ou qu’il se bat — trop bien — avec un agent du FSB. Peut-être Barbereau est-il vraiment passé par cela, mais la mise en scène n’aide pas à rendre ces moments crédibles tant ils semblent appartenir à un bête film d’action. Au final, le premier et dernier tiers du film sont très efficaces, et seul le tiers intermédiaire du film traîne un peu des pattes. 

Peut-être que ce qui vient amoindrir la force de ce récit est la cause du Kompromat, révélée dès la première demi-heure. Là où on s’attendait peut-être à un récit d’espionnage ou a des raisons d’État — qui tombent peut-être sur la mauvaise personne, qui passait par là au mauvais moment — au final la raison est plus « bête » : un conflit culturel.

La rupture franco-russe

Tout au long de son périple, Matthieu Roussel rencontrera de nombreux hommes et femmes russes, certains l’aideront, d’autres le dénonceront. Celle qui revient le plus est Svetlana, interprétée par Joanna Kulig, talentueuse et forte comme à son habitude. À travers son personnage, elle représente les aspects humains « positifs » qui manquent aux autres russes qui l’entourent ; car tout le réseau de personnages de cette intrigue indique quelque chose de la vision du réalisateur des rapports entre la culture française et la culture russe. 

Le héros étant dirigeant de l’Alliance française à Irkoutsk, chargé de présenter sa culture natale à cette ville lointaine de Sibérie, il se retrouve au cœur du choc culturel entre les deux « civilisations ». Tantôt il aura une conversation avec un homme du FSB sur la « décadence occidentale », tantôt il se fera juger par la nounou de sa fille pour porter une robe de princesse en jouant avec cette dernière, tantôt il refusera de se servir d’un fusil de chasse pour abattre un élan, lui attirant une nouvelle fois de nouveaux jugements. 

En bref, le film pointe que la cause du Kompromat serait une soi-disant « dévirilisation de l’homme » qu’amènerait Mathieu Roussel en Russie, notamment grâce aux représentations théâtrales « provocantes » qu’il organise. Nous retrouvons là les thèses d’extrême droite et il faut alors faire preuve de nuances ; l’homophobie est largement décomplexée et violente en Russie, et il est vrai que ces thèses de l’Occident décadent face à une Russie traditionnelle vaillante sont répandues, peut-être même jusque dans les hautes sphères du pouvoir. Néanmoins, les liens franco-russes ne se limitent pas seulement à cela. 

La France et l’Occident ne sont pas dans l’essence progressistes et humanistes, tout comme la Russie n’est pas dans l’essence autoritaire, patriarcale, et ultra conservatrice. De là, nous comprenons mieux le fait que Yoann Barbereau prend ses distances avec Kompromat. 

Vivre en paix

Le film pointe donc d’un côté une culture russe violente — bien que parsemée ici et là de personnes solidaires aidant le héros — et une culture française émancipatrice abandonnée par ses dirigeants lâches, qui n’aident pas Matthieu Roussel à s’en sortir, au point presque de le livrer aux autorités. Le message final du film le montre bien : malgré l’aide que Svetlana a apportée à Roussel, malgré l’empathie pour son mari vétéran traumatisé et amputé de la guerre de Tchétchénie, malgré les regrets de l’homme du FSB, il semble impossible que les Français et les Russes vivent en paix ensemble.

C’est là la qualité esthétique malheureuse du film : il y a une vraie force émotionnelle à cette rupture franco-russe, représentée par l’histoire d’amour entre Matthieu Roussel et Svetlana, impossible de par le fait que leurs mondes sont « trop différents ». C’est tragique, et ça fonctionne dans le film ; le spectateur sort de la salle avec un étrange sentiment amer.

En ce moment même, la guerre de l’élite politique et économique russe, déclenchée pour des intérêts impérialistes, apporte massacres, ravages, et crimes en Europe — et non pas aux « frontières de l’Europe », car l’Ukraine tout comme la Russie font partie de notre continent. 

Peut-être Kompromat a-t-il raison, peut-être que les peuples et les cultures française et russe se sont récemment tellement éloignés que la rupture est irréversible. Devons-nous alors rappeler les apports immenses de la culture russe à la culture française, ne serait-ce qu’en citant Tchaïkovski, Dostoïevski, Tolstoï, Eisenstein, Chostakovitch ? Devons-nous rappeler la lutte alliée des Forces françaises libres et des soldats soviétiques — aussi bien russes qu’ukrainiens — face à l’envahisseur nazi ? 

Si rupture il y a, profonde et douloureuse, notre devoir en tant que jeunesse est de faire en sorte qu’elle ne soit jamais irréversible.