Femmes en luttes et luttes de femmes: à propos de la construction de la catégorie salariale des femmes en France

CCO Domaine Public

Les femmes sont-elles des salariées comme les autres ? Revenons sur la construction de la catégorie salariale des femmes en France

Les préjugés persistent selon lesquels les luttes féministes et anticapitalistes seraient historiquement étanches les unes aux autres voire même rivales. 

Cela témoigne d’une difficulté à penser l’articulation entre alliance stratégique des femmes contre l’oppression patriarcale d’une part, avec celle des travailleurs et travailleuses contre l’exploitation capitaliste d’autre part. 

De la difficulté théorique, il n’est pas rare d’entendre des discours qui en infèrent une impossibilité pratique (l’exemple canonique étant le discours sur le caractère “diviseur” d’une des luttes relativement à l’alliance opérée par l’autre). L’étude historique des luttes féminines et féministes montre que le croisement des consciences des oppressions de genre et de classe, bien loin d’être impossible, caractérise l’émergence du statut de salariée.

Comme le rappelle à juste titre Saliha Boussedra, “le propre du capital est de tirer profit de divisions naturelles-historiques pour en faire des catégories économiques. Les femmes deviennent pour le capital une catégorie spécifique de salariés”. 

Marx analyse dans cette perspective l’émergence historique des femmes comme travailleuses à l’interface de deux sphères (productive et reproductive), subissant deux formes de division du travail au sein des deux types de propriété privée (la famille et l’entreprise). Le capitalisme ne surdétermine pas uniquement les structures patriarcales antérieures, mais les modifie, de sorte que le procès d’utilisation par le capital du travail féminin relève de la surexploitation.

Ainsi, outre l’oppression vécue dans la sphère domestique, les femmes subissent une exploitation accrue – surexploitation – au travail: que ce soit parce, par exemple, elles sont historiquement les premières à faire les frais de licenciements ou baisses de salaires dans l’entreprise (le cas d’école étant l’industrie du textile qui fait face à  d’importantes difficultés à la fin du 19e), ou encore dans la domination spécifique vécue dans l’entreprise : deux ouvrières de l’usine Vega à Saint-Ouen en 1978 sont ainsi mises à pied parce qu’elles avaient refusé de saluer le directeur, illustrant ainsi l’emprise patronale souhaitée jusque sur l’apparence et l’humeur des salariées.

Débuts de l’industrialisation et travail féminin : reconquérir le statut de productrices

Ainsi, à la fin du 19e siècle, l’industrialisation sépare la cellule de reproduction (la structure familiale) de celle de la production: la famille devient l’unité économique de consommation. Le capitalisme naissant renvoie par suite les femmes à un travail domestique invisibilisé permettant de faire assumer dans un cadre privé la reproduction de la force de travail, de sorte que les revendications féministes au 19e touchent surtout aux droits politiques et ce n’est qu’avec la visibilité des femmes sur le marché du travail, en phase d’industrialisation, que la revendication d’un droit à l’emploi émerge, aux côtés d’une conscience féminine et féministe. 

Ainsi, les salaires étant à la fin du 19e moitié moins élevés pour les femmes que leurs homologues masculins (de sorte que le salaire féminin est considéré comme un salaire d’appoint: l’enjeu des luttes du 20e sera aussi la reconnaissance du statut de productrice et la dignité au travail), la mobilisation féminine, aux côtés des courants revendiquant l’appellation féministe, fait apparaître sur la scène politique la travailleuse comme figure des mouvements sociaux. 

Il faut cependant préciser que ce n’est pas tant l’entrée sur le marché du travail (puisque de 1815 à 1914, la part des femmes dans la population active est toujours supérieure à 30%) mais dans des segments du marché du travail traditionnellement “masculins” qui joue à cet égard un rôle catalyseur : la répartition sectorielle de la population active est genrée (dans certaines villes, plus de 70% des salariés du textile sont des femmes), mais l’entrée dans la grande industrie, et notamment des industries d’armement avec la 1ere Guerre mondiale, induira la contestation de la vision naturalisée de cette segmentation du marché du travail et la conscience de la situation de surexploitation vécue. 

La réalité du travail féminin n’est donc pas une nouveauté: ce qui change, c’est bien l’apparition des femmes dans des secteurs considérés comme masculins, donnant une visibilité à la figure de la productrice (alors que dans le pays essentiellement rural qu’est la France préindustrielle, l’interpénétration du travail ménager et domestique induit alors, malgré la division sexuelle du travail, une absence de contestation du rôle producteur des femmes).

A ce déni du statut de productrice auquel sont confrontées les travailleuses, est corrélée le refus de voir les femmes accéder à l’égalité juridique et politique : les opposants à la revendication du droit de vote des femmes (portée par des organisations suffragistes et militantes féministes, de Maria Deraismes à Hubertine Auclert) mobilisent explicitement le préjugé des femmes qui seraient soumises à l’influence antirépublicaine de l’Eglise parce que manipulables. 

Lorsqu’elles jouent un rôle pionnier dans les événements révolutionnaires, notamment lors de la Commune, leur entrée en scène dans l’espace politique est stigmatisée par l’Assemblée à majorité monarchiste des débuts de la IIIe République (le mythe de la pétroleuse en est la parfaite illustration). C’est que l’investissement militant des femmes dans les mouvements sociaux subvertit les normes genrées qui assignent les femmes à la sphère du privé: durant la Commune, la parole féminine se libère dans les clubs, une Union des femmes est créée par la militante de la 1ere Internationale, Elisabeth Dmitrieff, et 7 ouvrières de l’habillement, notamment Nathalie Lemel, des ateliers coopératifs féminins mis en place, et des revendications féministes sont portées. 

Par exemple, la lutte pour le droit à l’instruction (“créer des écoles faites pour préparer des citoyennes et non des sujettes” selon la formule célèbre de la féministe André Léo), et la participation à la vie politique par le truchement des comités (d’arrondissement de vigilance), ou encore dans la défense de la Commune (Louise Michel témoigne de l’existence d’un bataillon féminin): l’ambulancière Victorine Brocher est ainsi citée dans le Journal officiel de la Commune du 17 mai 1871 pour “le courage qu’elle a montré en suivant le bataillon au feu et l’humanité qu’elle a eue pour les blessés dans les journées du 29 et 30 avril” (Les Louise en insurrection). De même, le soulèvement en Martinique fin septembre 1870 suite à la condamnation à 5 ans de bagne de Lubin pour avoir frappé un aide-commissaire, est initié par les Martiniquaises (qui sont les premières à organiser la signature de pétition en faveur de Lubin), avec comme cheffe de file notamment Lumina Sophie (dite Surprise).

Au croisement des systèmes de domination patriarcal et d’exploitation capitaliste : l’identité de travailleuse

Par ailleurs, c’est dans la pratique de la grève que les femmes prennent position dans l’espace politique: en effet, la grève permet la mise en commun des expériences personnelles de domination dans la sphère privée. Ce passage du ressenti individuel à la démarche politique, comme l’analyse Yannick Le Quentrec, est le fait d’un processus d’auto-nomination collective, par le double mouvement de rejet des “catégories identitaires qui les assignent dans un ordre symbolique autant que productif et sexué” (ainsi, les aides à domicile de Lot aide à domicile (Lad), en grève en 2012, sont appelées “les filles” par leur patron dans une interview où il veut décrédibiliser leur lutte et les infantilise), et de lutte pour définir leur situation (la question du “comment changer la situation où nous nous trouvons”, implique de définir ce “nous”) afin de rejeter leur subordination. Dans cette perspective, les aides à domicile de Lad par exemple posent la qualification professionnelle comme un enjeu de lutte contre la dévalorisation de leur travail, en remettant en cause la “naturalité” des rôles qui sert de justification à son dénigrement. 

En effet, la pratique de la grève est travaillée par les femmes grévistes pour faire émerger des revendications spécifiques à l’oppression patriarcale subie. La position, au croisement de deux systèmes d’oppression (l’exploitation capitaliste et l’oppression patriarcale), implique pour les travailleuses grévistes d’associer ces luttes, car c’est la division du travail, qui ne se réduit pas au travail salarié, qui est la “matrice originelle des rapports de domination”. La lutte contre l’exploitation capitaliste est non seulement nécessairement corrélée mais volontairement articulée à la lutte féministe dans un projet communiste de critique radicale de “domination d’un être humain sur le travail d’un autre être humain” (Saliha Boussedra). A la revendication de l’égalité politique est d’ailleurs intimement liée celle de l’égalité sociale: “le droit à l’emploi ne signifie rien si les conditions sociales ne permettent pas de créer des emplois et de supprimer la deuxième journée de travail gratuit fournie par les femmes” (Les femmes dans les luttes sociales). 

Il s’agit alors de changer d’organisation sociale: la lutte féministe a des potentialités révolutionnaires, et c’est pour de nombreuses travailleuses à travers l’action syndicale et la lutte contre l’exploitation capitaliste que la lutte contre la surexploitation, et donc contre le patriarcat, fait jour. C’est là l’ambivalence du travail salarié féminin, qui, bien qu’il permette aux capitalistes de mobiliser les relations patriarcales pour surexploiter les femmes, permet de désagréger la vieille organisation familiale.         

Si l’on retient d’ordinaire, comme mouvements sociaux féminins de l’avant 14, les mobilisations contre la vie chère que lancent les femmes de la Belle Époque (notamment, en 1910-11, dans les villes ouvrières du Nord, où elles forment des “comités de résistance”, organisent des comités de surveillance des prix ainsi que des détachement d’éclaireurs pour les approvisionnements), qui permettent d’établir une solidarité féminine en dehors de l’usine, les grèves spécifiquement féminines ne sont pas rares. Il s’agit alors de grèves dont les revendications semblent “classiques” (notamment sur les salaires), se déroulant dans des secteurs d’emploi fortement féminisés, à l’instar des ouvrières moulineuses en soie de Privas qui se mettent en grève en 1898 quand les patrons baissent les salaires. Toutefois, il y a un souci permanent de la part des femmes grévistes d’une conquête de dignité au travail outre les revendications salariales: les grévistes de Roquefort en 1907 réclament entre autres des changements dans leur vie quotidienne (notamment, le relâchement de l’emprise patronale sur les moindres aspects de leur vie: elles étaient, avant la victoire de la grève, obligées de se nourrir chez la personne que le patron désignait). 

Au-delà des grèves spécifiquement féminines, la participation des femmes aux grèves depuis le début de la IIIe République est importante: l’industrie de la chaussure à Fougères est à cet égard révélatrice, avec 8000 ouvriers sur 12000 qui sont grévistes, et où les femmes représentent la moitié de la main d’œuvre des fabriques. Si les grèves des femmes seules sont souvent mises à mal par la faiblesse de leurs revenus, ne leur permettant pas de cesser de travailler dans la durée, leur entrée dans des grèves mixtes est souvent déterminante pour l’issue de celles-ci. En témoigne l’épisode le cas du 21 mars 1893, où la grève est déclenchée par 47 ouvriers peigneurs de chanvre d’une usine d’Angers dont la direction s’oppose à une augmentation des salaires: ils font appel à la solidarité des ouvrières, de sorte que les fileuses cessent le travail. Une semaine après, ce sont 65 ouvrières fileuses qui quittent l’usine, déclenchant ce faisant un effet boule de neige (la revendication d’une hausse des salaires se diffuse dans toutes les catégories) et qui permettent la victoire de la grève. Elles jouent également un rôle important des les “soupes communistes” (les cantines populaires mises sur pied en période de grève). Le travail a alors permis de développer l’autonomie face au groupe familial et le sens de la solidarité avec les autres travailleuses. 

La visibilité des travailleuses dans les secteurs d’emploi “masculins”: traductions syndicales et politiques

La Première Guerre mondiale constitue un tournant dans l’histoire du salariat féminin: les travailleuses se mettent à investir massivement les secteurs industriels traditionnellement masculins. 

Cette rupture dans la composition sectorielle de l’emploi féminin, qui bouleverse les représentations stéréotypiques de la division genrée du travail, voit se diffuser comme mot d’ordre la revendication “à travail égal, salaire égal”. Ainsi, en janvier 1917, un mouvement de grève est lancé par les ouvrières de l’aiguille des ateliers parisiens sur l’amélioration des salaires et  la diminution du temps de travail, qui va entraîner avec les ouvrières de l’industrie du sucre, des usines d’armement, les ouvrières de l’alimentation. 

Les inégalités dans l’emploi, qui ne peuvent plus être justifiées des différences de secteurs et que subissent les femmes, sont explicites, de sorte que les revendications se “féminisent”: les femmes ajoutent des revendications spécifiques, notamment touchant à la dignité au travail (qu’on leur reconnaisse le droit à la liberté dans et en dehors de l’usine lorsqu’elles y sont logées, qu’on les respecte). Il y eut donc, en 1917, dans les usines d’armement en France métropolitaine 41000 femmes grévistes. Déclenché à Paris le 11 mai 1917, d’abord pour protester contre les conditions de travail et de rémunérations (notamment, le principe de l’égalité salariale sur le travail aux pièces n’est pas respecté, en témoigne par la retenue de 17% sur les salaires des femmes (pour contribution à la formation de main d’oeuvre), la hausse du coût de la vie rendant les salaires d’autant plus indécents)), un autre mouvement de grève se répand. Cette grève largement féminine, revendicative (contre la vie chère et les faibles salaires), prend un tournant avec l’entrée en scène des “munitionnettes” qui lancent des mots d’ordre pacifistes et socialistes. 

Cette visibilité des femmes dans le monde du travail et en particulier dans des secteurs considérés comme masculins, où elles portent des revendications salariales mais également révolutionnaires, motivent l’offensive réactionnaire des gouvernements d’union des droites subséquents. Le conservatisme de la chambre élue en 1919, dite “bleu horizon”, se traduit par les “lois scélérates” (notamment celle du 31 juillet 1920 qui réprimande l’incitation à l’avortement, et celle du 27 mars 1923 qui correctionnalise l’avortement (afin d’éviter les jurys populaires souvent enclins à prononcer l’acquittement)). La référence au programme du parti bolchevik en 1919, qui prévoit la construction d’équipements communautaires afin de socialiser le travail domestique inspire des féministes comme Nelly Roussel, militante au Parti Communiste,  qui appelle à la mobilisation contre ces lois. 

La traduction politique est donc endossée non seulement par des organisations féministes mais aussi au sein de partis politiques par des militantes féministes: ainsi, 1920 voit la création, à la naissance du PCF, de l’hebdomadaire L’Ouvrière, et l’Union des jeunes filles de France dont Danielle Casanova déclare en 1936:  « Nous voulons créer pour elles une organisation qui saura à la fois les réunir dans une atmosphère d’amicale collaboration, les éduquer, leur faire prendre conscience de la force qu’elles représentent, du rôle social qu’elles ont à jouer, les défendre et les armer pour un combat juste. » (- Les femmes, oubliées d’Octobre?)

Le mouvement de grèves en 1936, marqué par les occupations, un acte par lequel la classe ouvrière industrielle acquiert une place dans l’espace politique et conquiert par des améliorations de conditions de travail et augmentations de salaire, constitue tout particulièrement une reconquête de dignité pour les femmes. En effet, la taylorisation et l’organisation scientifique du travail a favorisé dans les années 1920 de nouvelles fractures (notamment entre OS, ouvriers spécialisés, sans qualification, et OP, ouvrier professionnel) entre emplois masculins et féminins (ces derniers étant sous-payés). Comme le narre Simone Weil dans La Condition ouvrière, lorsque les femmes arrivent en avance à l’usine un peu avant 1936, elles n’osent entrer (“aucune maison étrangère n’est aussi étrangère que cette usine où l’on dépense quotidiennement ses forces”): puis, avec les grèves, l’usine est réappropriée par les ouvrières (“dès que l’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte”). La grève est donc aussi pour les travailleuses le lieu de l’émergence de la conscience de classe, corrélativement à la conscience de genre (Femmes et féminismes dans le mouvement ouvrier français). 

La grève : lieu privilégié de l’intrication des consciences de genre et de classe

Les institutrices notamment sont nombreuses à se syndiquer, et entrent largement dans le mouvement féministe, par l’intermédiaire de la Fédération féministe primaire : l’institutrice est donc, par son origine sociale (elle est souvent d’origine populaire, mais son emploi lui permet de conquérir une indépendance vis-à-vis de son mari), à la jonction entre mouvement ouvrier et mouvement féministe. Elles mènent ainsi une bataille féministe autour du mot d’ordre “à travail égal, salaire égal” dès le début du 20e: en début de carrière, hommes et femmes touchaient le même salaire, puis l’augmentation du salaire masculin était nettement plus important que pour ses homologues féminines. 

Les discussions amenèrent vite les syndiquées sur des thèmes plus larges, notamment les rôles sociaux (Marie Guillot, à une institutrice qui prétend ne pas pouvoir participer à la vie syndicale à cause de ses deux enfants, rétorque ainsi en 1912: “pourquoi votre mari ne ferait-il pas alors son “tour de garde” et pourquoi ne sortiriez-vous pas ce jour-là? Pourquoi la mère est-elle seule esclave de l’enfant?”). 

Les institutrices jouent aussi un rôle important dans l’affaire Couriau à l’issue de laquelle Emma Couriau est autorisée à adhérer au syndicat des typographes : Marie Guillot rappelle ainsi aux syndicalistes dans de nombreux articles que sans le féminisme, “ils n’auraient été capables que de regrouper une moitié de la classe ouvrière”. 

L’évolution économique qui voit l’entrée sur le marché du travail salarié des femmes durant la IIIe République amène ainsi les femmes à se penser comme productrices sociales, contre l’enfermement dans le rôle de reproductrices de vie. L’action ne pouvant être que collective, le lieu privilégié de rencontre des femmes, où luttes contre le patriarcat et le capitalisme s’articulent, est l’entreprise, à travers la grève. C’est de la surexploitation dont l’apprentissage de la grève fait prendre conscience, intimement liée à la conscience de l’oppression, qui, comme le souligne à juste titre Margaret Maruani (Les syndicats à l’épreuve du féminisme), renvoie aux rapports de domination entre les sexes: patriarcat et capitalisme s’alimentant mutuellement, puisque la division sexuelle des tâches imposée permet de justifier la marginalisation des femmes dans le monde du travail, et leur surexploitation, qui en retour renforce l’oppression en alimentant la subordination par le truchement des inégalités (de salaire, de conditions de travail, de sécurité de l’emploi,…). 

Margaret Maruani, en étudiant l’histoire de différentes grèves féminines dans les années 1970, signale le lien qu’établissent les enquêtées entre surexploitation des travailleuses et oppression des femmes à travers les récits de la double journée entre travail salarié et domestique. Or, “révélateur de la condition féminine dans sa globalité, le travail salarié est aussi un lieu de mise en commun de l’oppression féminine dans la famille, un révélateur du fait collectif et non plus individuel de cette oppression”, au travers duquel le lien entre exploitation dans le travail et domination dans la famille sont globalement appréhendés comme faits sociaux contre lesquels la mobilisation collective est efficace. 

Les mobilisations féministes dans et en dehors des syndicats font évoluer la position de ces derniers, par exemple le groupe Femmes en lutte (FL) qui devient en 1975 Femmes travailleuses en lutte (FTL), afin de “construire le mouvement autonome des femmes à travers la défense des intérêts du prolétariat”, ce genre de groupes femmes d’entreprises agissant comme des “groupes de pression sur le syndicalisme” pour mener de front luttes contre le patriarcat et contre le capitalisme.

Les débats de VIe Conférence de la CGT sur les femmes salariées dénoncent les “oppressions de toutes sortes” que les femmes subissent. Cette convergence ne relève pas de la coïncidence; les conflits sociaux dans l’entreprise sont des mobilisations contre le système de domination patriarcal en même temps que l’exploitation capitaliste: l’émergence d’une conscience féminine spécifique se greffant sur la conscience de classe marque les 4 conflits sociaux qu’analyse Maruani. Par exemple, à Lip, si la grève est mixte, elle est le lieu d’émergence d’une identité féminine qui transgresse dans la lutte les normes d’une féminité “soumise” (les ouvrières doivent “lutter contre des les images projetées sur elle”): durant le premier conflit, la brochure Lip au féminin est élaborée (entre juillet 1973 et juillet 1974), et constitue un bilan au féminin de la lutte par les femmes de Lip. L’objectif étant de poser les problèmes des femmes, le problème de démocratie syndicale (d’expression, de partage des responsabilités dans les espaces syndicaux). Dans cette brochure, au-delà des inégalités entre hommes et femmes en matière de salaire, de conditions de travail et rapports avec la hiérarchie, ce sont des thèmes qui relèvent traditionnellement du “privé”, qui sont abordés: rapports avec les parents, enfants et conjoints, la remise en cause des schémas masculins dans le syndicat comme dans la famille. Cette brochure constitue un précédent qui sera cité dans d’autres grèves les années suivantes, parce qu’elle présente des témoignages qui refusent explicitement de laisser en dehors des revendications des travailleuses la vie privée: “presque partout encore on sépare la vie sociale, l’action collective de la vie privée […] il faut parvenir à une réflexion et à des solutions collectives. On pourra montrer que les difficultés, si elles sont ressenties individuellement par des quantités de gens, ce n’est plus un problème individuel, mais un problème général, on pourrait même dire un problème politique”. Pour réaliser cette brochure, un “groupe-femmes” de Lip s’est formé, qui a permis de créer courant 1974 une commission-femmes au sein du comité d’entreprise, qui va travailler avec le groupe-femmes pour l’élaboration de revendications spécifiques (notamment l’octroi d’une heure annuelle pour le dépistage du cancer, l’avance par l’entreprise des sommes dues par la Sécurité sociale pour les congés de maternité,..), que l’action collective avec le syndicat a permis de satisfaire en grande partie. Lorsque le “deuxième conflit Lip” éclate en 1975, les travailleuses s’accordent pour dire que “Lip au féminin, ça a changé des choses dans le deuxième conflit… Ça a changé les rapports hommes/ femmes dans la lutte”.

La réalisation de cette brochure, a permis de lier luttes anticapitaliste et féministe, comme ce fut le cas à la C.I.P (Confection Industrielle du Pas-de-Calais), en grève en 1975 suite à la décision prise par Gérard Furnon, propriétaire de l’entreprise, de fermer progressivement les ateliers de la C.I.P et de procéder à 200 licenciements. Contrairement à la grève de Lip, la grève à la C.I.P est exclusivement féminine, de sorte que les ouvrières doivent organiser les luttes en fonction de la “double journée”:  les AG, les rythmes d’occupation et de réunion n’ont pas lieu en dehors des heures de travail et sont calqués sur les horaires scolaires et l’emploi du temps des maris, afin que la moindre disponibilité de certaines ne les marginalisent pas dans la prise de décision collective sur la tenue de l’occupation. Le conflit est ainsi révélateur de l’oppression féminine, il s’agit d’un “pont jeté entre la sphère professionnelle et la sphère domestique” (Maruani) comme l’indiquent les réaménagements des temps militants. 

A partir de la grève, les ouvrières abordent de façon collective de multiples aspects de l’oppression subie: inégalités de salaire, de qualification, conditions de travail, la double journée de travail, l’avortement, les relations de domination dans la famille, rendant collectives ces questions. La rupture qu’est la grève dans le cadre professionnel, la réappropriation de son travail dans l’occupation, induit une prise de conscience féminine et féministe de l’aliénation subie dans le cadre familial. Il s’agit là de s’inscrire dans une démarche politique et de rompre avec “une appréhension de la condition féminine comme une série de “handicaps”” (Maruani). Les grévistes décident de reprendre la production pendant l’occupation de l’usine, ce choix étant surtout le fruit de la volonté d’empêcher les démobilisations: comme l’explique le permanent régional de la C.F.D.T à l’époque; “c’est là qu’on retrouve le poids de l’idéologie dominante: le soir, les femmes retrouvaient leurs maris qui disaient: tu as ta paie de toute façon, pourquoi tu te fatigues à y aller, tu as bien d’autres choses à faire” (outre le fait que l’argent retiré de cette production permettait de financer l’émission de tracts et brochures militantes). 

Ainsi, s’il y a une relative étanchéité au XIXe siècle entre les groupes féministes, qui recrutent majoritairement parmi les femmes de la petite bourgeoisie, et les travailleuses ; toutefois, il serait faux d’en déduire une séparation historique entre conscience de classe et conscience de genre. Au contraire, le féminisme est pluriel, et c’est dans la pratique de la grève, expression politique privilégiée à l’heure où les femmes sont exclues de la vie politique institutionnelle (bien que certains partis, notamment le PCF, présentent des candidates féminines aux élections: la loi n’interdit pas aux femmes d’être candidates et les préfectures ne doivent vérifier la régularité des candidatures qu’en aval de l’élection, de sorte que Joséphine Pencalet, militante syndicaliste à la CGTU et militante au PCF, est élue à Douarnenez aux élections de 1925, son élection étant annulée quelques mois plus tard par le Conseil d’Etat), qu’un féminisme intégré” se développe aux côtés d’un “féminisme autonome”. Margaret Maruani rappelle ainsi que le féminisme n’est pas une référence exclusive à un mouvement constitué: l’évolution des positions officielles des syndicats sur des revendications ne portant a priori pas sur l’entreprise (notamment, sur la question de l’avortement dans les années 1970 : la création 1973 du M.L.A.C trouve un écho important dans les entreprises où se forment les premiers groupes autonomes de femme), est bien le fait du féminisme ouvrier. Ainsi, les femmes luttent pour pouvoir disposer de leur corps, est une façon de transformer le “destin biologique” utilisé comme justification idéologique de leur oppression et de leur surexploitation (les statuts sont cumulatifs: ainsi, à Lip, en 1973, 84% des O.S sont des femmes). 

L’émancipation féminine passe par l’organisation des femmes. Alors que le mot féminisme avait une connotation bourgeoise et contenait en filigrane un choix entre solidarité de classe et solidarité de sexe, l’étude des grèves de femmes illustre au contraire la possibilité, et la nécessité, de se penser en tant que femme et en tant que productrice. Il s’agit alors d’allier lutte contre le capitalisme et contre le patriarcat pour les féministes révolutionnaires du 20e siècle, puisque le but d’une révolution communiste consiste en l’abolition de la propriété privée des moyens de production ainsi que la propriété privée relevant de la famille et de la division du travail au sein de la sphère familiale. 

Pour le dire dans les mots de Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard à propos des grèves ouvrières de femmes au 20e siècle (Femmes et féminismes dans le mouvement ouvrier français)

“l’action féminine va plus loin, presque toujours, que la revendication ponctuelle pour une augmentation de salaire, ou l’amélioration des conditions de travail. Revendications qui sont pourtant les causes immédiates de la grève. Car, à partir du moment où une femme agit dans le domaine revendicatif, surtout au XIXe siècle, mais encore aujourd’hui, elle ruine totalement l’image que la société se fait d’elle. Et par là elle remet en cause cette société elle-même, dans son ensemble. Car remettre en cause l’image de la femme, c’est remettre en cause la famille, base de la société, c’est remettre en cause l’organisation sociale du travail”.