Commémorer le 8 mai, toujours d’actualité ?

CCO Domaine Public

 Cela ne vous aura pas échappé, mais le drapeau soviétique se fait chaque année plus absent des commémorations du 8 mai. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, 57 % des Français considéraient pourtant que les Russes étaient ceux qui avaient le plus participé à la victoire contre les nazis. Aujourd’hui, autour de 60 % d’entre eux accordent ce mérite aux États-Uniens. Avec le temps, on dirait bien que certains s’arrangent avec l’histoire. L’occasion alors d’interroger le sens profondément politique que revêt en France une date aussi importante de l’histoire mondiale.

Le 8 mai, jour de la commémoration de la lutte contre l’envahisseur nazi n’a pas toujours été férié : commémoré pour la première fois en 1946, il est devenu une première fois férié en 1953, supprimé en 1959 et remis en 1968. Giscard d’Estaing pousse encore plus loin et supprime le 11 novembre en prétendant qu’on commémorait deux fois la même chose. Vous imaginez que ça n’a pas dû plaire aux anciens résistants et anciens combattants ! Ce n’est qu’en 1981 que le 8 mai et le 11 novembre seront rétablis sous Mitterrand pour commémorer la fin des deux Guerres mondiales. Il ne s’agit donc pas d’une commémoration dépassée ou inutile.

L’importance de la commémoration pour les jeunes communistes 

En plein confinement, les commémorations sont pour la plupart annulées, ou confidentielles avec seulement la présence du maire et de quelques élus. Néanmoins, plusieurs associations mémorielles appellent à déposer individuellement une fleur, un dessin, un poème afin de commémorer le 75e anniversaire de la capitulation nazie tout en respectant les précautions sanitaires. Bien trop souvent confondu avec le 11 novembre (commémoration de la signature de l’Armistice de la Première Guerre mondiale), le 8 mai est une date importante pour les jeunes communistes. 

Assurément, les jeunes communistes ont eu un rôle essentiel dans la Résistance contre l’Allemagne nazie, après avoir combattu pour beaucoup dans les brigades internationales en défense de la République espagnole. Peu de femmes étaient dans la lutte armée, cependant elles ont participé activement à la solidarité franco-espagnole, c’est en grande partie grâce à elles que le combat pour la République espagnole est devenu visible. Elles joueront un rôle encore plus important dans la Résistance française. Très souvent, les résistants et résistantes communistes étaient de jeunes gens, célibataires et sans enfants pour des raisons évidentes. Des dizaines de milliers d’entre eux ont payé de leur vie cet engagement.

Malgré ces faits objectifs, la panthéonisation de quatre résistants français, dont deux femmes, le 27 mai 2015, sous l’autorité de François Hollande, est savamment passée à côté des résistants communistes. Si les gaullistes, socialistes et radicaux étaient déjà présents au Panthéon, il aurait été bienvenu d’y faire entrer des communistes, surtout dans le cadre d’une cérémonie qui se voulait rendre hommage à la Résistance dans son ensemble… L’Humanité soulève même une absurdité frappante :

 « Comment peut-on séparer Geneviève de Gaulle et Germaine Tillion de Marie-Claude Vaillant-Couturier, leur compagne de déportation de Ravensbrück, où la jeune militante communiste avait été transférée après l’évacuation d’Auschwitz ? […] Geneviève de Gaulle et Germaine Tillion entrent au Panthéon, Marie-Claude Vaillant-Couturier reste à la porte. »

Preuve une fois de plus qu’il y a encore des combats à mener ! La Résistance a fait l’objet de nombreuses mythifications, qui aujourd’hui ont encore des impacts.

La Résistance : du mythe à la réalité

Les deux plus grands mythes sur la Résistance ont perduré. 

Le premier, sur lequel nous nous attarderons moins, est celui de la « guerre de trente ans » (expression utilisée par les historiens) qui s’appuierait sur la rivalité « franco-prussienne » de 1870 à laquelle la Résistance aurait mis un terme en 1944. 

Le deuxième, lui, a été bien plus ancré : le mythe résistancialiste « qui fait de la France une nation résistante et réduit la collaboration à une petite élite corrompue » (Henri Rousso). D’après l’historien Olivier Wierviorka, les Français sont restés dans la croyance jusqu’aux années 70 que tous « avaient, fût-ce inégalement, participé à la lutte clandestine », une sorte de « consolante certitude ».


Olivier Wierviorka, Histoire de la résistance, dans « La Fabrique de l’histoire » de France Culture le 14/12/2012 : https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/resister-au-nazisme-44


Paradoxalement, à la sortie de la guerre, seule l’action combattante était reconnue comme un acte de Résistance. Tous ceux qui avaient participé à l’action politique du mouvement de la Résistance n’avaient pas le droit à cette définition. Ainsi, la France compterait environ 300 000 résistants selon cette définition restrictive à laquelle pourtant les Français s’attachaient. Nombreux sont les historiens qui ont tenté d’établir une définition plus juste et représentative de la Résistance (qui reste néanmoins un phénomène singulier). Pierre Laborie à ce sujet a développé 4 critères : l’idée de volontariat, la conscience de résister, l’impératif de transgression, la possibilité de motivation et d’objectifs multiples. Ces critères permettraient d’y inclure un plus grand nombre de résistants, et surtout de résistantes, souvent assignées à des tâches de discrétion (camouflage d’armes, écriture de tracts, messagers, etc.).


À ce sujet, écoutez, Storiavoce, un média de vulgarisation de l’histoire, a produit un podcast sur « Qui était (vraiment) résistant ? » avec l’historien Olivier Wierviorka : https://storiavoce.com/qui-etait-vraiment-resistant/

Autre fable : L’union dans la Résistance qui aurait permis l’union des gaullistes et des communistes n’est qu’illusoire malgré la conception qu’on s’en fait aujourd’hui. En réalité, cette union ne s’est créée qu’à partir des années 60-70. Avant le transfert au Panthéon en 1964 des cendres de Jean Moulin, personnalité qui était encore peu connue du grand public, les différents partis issus de la Résistance ne le voyaient pas comme le supposé « unificateur » des différents courants. C’est d’ailleurs plutôt dans les années 70 que s’impose la Résistance « comme une référence incontournable dans la construction identitaire du pays » d’après Pierre Laborie (Penser l’évènement 1940-1945, Gallimard, 2019).

Ce n’est qu’à partir des années 70, avec le départ du général de Gaulle en 1969 puis avec le procès du criminel de guerre allemand Klaus Barbie que les victimes de déportations sur critères racistes et homophobes  sont reconsidérées. À la Libération, les mythes fondateurs de la Résistance occultent les victimes (en grande majorité juive), l’heure est à la reconstruction du roman national qui glorifie les héros de la Résistance. Jusqu’aux années 70, c’est la « prééminence de Buchenwald sur Auschwitz », c’est-à-dire la prédominance des détenus politiques sur les détenus victimes de racisme et d’antisémitisme. 

En effet, la libération du camp de Buchenwald a été bien plus médiatisée que celle d’Auschwitz. À noter que seuls L’Humanité et Combat, deux journaux marqués à « gauche », vont consacrer plusieurs articles à la libération du camp d’Auschwitz. Les communistes y dénoncent la torture physique et morale, en évoquant entre autres les chambres à gaz. Si cette prééminence de Buchenwald sur Auschwitz existait bel et bien, les horreurs des camps étaient pour autant bien connues à ceux qui voulaient entendre : plusieurs témoignages sont apparus dès 1946 avec le fameux Univers concentrationnaire de David Rousset.

 Alors, commémorer, toujours d’actualité ?

Beaucoup ne voient pas l’importance du 8 mai, on le voit notamment par l’ouverture d’un très grand nombre de magasins en ce jour férié. Plus que commémorer, il est nécessaire de rendre visible l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance. Nous ne sommes pas à l’abri d’une crise, de la montée de nouveaux fascismes belliqueux. Nous le voyons d’ailleurs dans d’autres pays : le contexte politique en Amérique en est un des exemples les plus tragiques. Entre la montée en puissance de l’extrême droite au Brésil avec Jair Bolsonaro, mais aussi les tentatives de coup d’État contre le Venezuela, les politiques racistes de Trump aux États-Unis… l’État de droit est sévèrement menacé.

Aujourd’hui, 8 mai 2020, les confusions et instrumentalisations de cette commémoration vont être plus nombreuses que d’habitude. Il n’est peut-être pas nécessaire de rappeler que Macron a déjà fait référence au Conseil national de la Résistance dans son allocution le 13 avril en reprenant comme une expression le titre de son programme « Les Jours heureux ». Cette tentative de comparaison vidée de son sens politique rappelle les conseils de lecture ahurissants de professeurs de littérature au lycée à leurs élèves et de la presse : le Journal d’Anne Frank, car « elle a vécu la même chose ». Comparer la vie quotidienne d’une jeune fille sous l’Occupation allemande, cachée dans un grenier pendant plusieurs semaines, sans possibilité de sortir au risque de faire arrêter sa famille et les propriétaires du grenier qui la cachent, à notre confinement temporaire, obligatoire, et non clandestin est un peu douteux. De la même façon, plusieurs articles de presse proposent la lecture de La Peste d’Albert Camus. Si à première vue, nous pouvons croire à une histoire de pandémie, en réalité ce texte est surtout une métaphore de la Résistance.Dans le même genre, le 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, est devenu « la journée de la femme » ; le 1er mai, Journée internationale de lutte pour les droits des travailleurs, est devenu « la fête du Travail ». Le 8 mai, journée de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie et la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, deviendra-t-il alors « la journée des victimes des guerres mondiales » ? Cette journée doit rester combative, ne laissons pas certains la confisquer. Soyons vigilants !