Chili, les raisons de la colère

© Marcela González Guillén

Au chili, des centaines de milliers de manifestants se rassemblent dans les rues et les places depuis une semaine. La goutte qui a fait déborder le vase : une augmentation des tarifs du métro dans la région métropolitaine de Santiago. Face aux « débordements » et aux saccages, le président a déclaré le pays « en guerre », et décrète le vendredi 18 octobre l’état d’urgence en nommant le général Iturriaga, à la tête des opérations de sécurité.

Vous avez sans doute entendu parler du climat de chaos actuel dans ce lointain pays qu’est le Chili. Pour certains, ce nom renvoie à un passé de lutte et de solidarité. Salvador Allende, Augusto Pinochet, Unité populaire, sont peut-être les termes qui vous viennent tout de suite à l’esprit, ou alors, des images : celles du bombardement du Palais présidentiel de La Moneda lors du coup d’État du 11 septembre 1973, ou celles de soldats pratiquant l’autodafé d’ouvrages et de toiles considérées comme « subversives ». La dictature chilienne (1973-1990) paraît bien loin de nous et pourtant, la situation sociale actuelle au Chili, nous ravive sa mémoire à grands coups d’images « chocs » circulant sur les réseaux sociaux : des vidéos de militaires tirant sur la foule, ou des photographies de protestants allongés sur le sol, ou encore, des flaques de sang et des interpellations sommaires.

Les médias occidentaux nous assènent que la situation de chaos est incompréhensible, au vu de la situation économique stable qu’est censé vivre le pays. Dans El País, nous pouvions lire récemment (édition du 22 octobre, page 12) :

 « [ces débordements sont] impossibles à justifier dans un pays qui non seulement est une des économies les plus prospères du continent américain, mais un exemple pour la région de stabilité avec un exemple impeccable d’exercice démocratique depuis qu’a été restauré la démocratie après la sanglante dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) »

Si les causes du mécontentement sont également mentionnées dans l’article, elles ne sont que trop rapidement présentées, pour contrebalancer une diatribe aussi catégorique.

© Alejandra Arraya

Les causes d’un tel trouble sont pourtant faciles à expliquer. Peut-être est-il nécessaire de rappeler certaines réalités que vivent les Chilien·ne·s au quotidien, 44 heures de travail minimums hebdomadaires, retraites misérables gérées par un système privé « AFP », santé et éducation majoritairement privée ou de mauvaises qualités, endettement pour faire des études, vie chère, obésité due à la mal bouffe, la liste est longue ! Comme l’a titré un article du journal socialiste états-unien Jacobin, « It’s not about 30 pesos, it’s about 30 years ».

Le gouvernement, et à sa tête son président, semblent bien loin d’apporter une solution à la crise. Le Parti communiste chilien (PCCh), le Parti socialiste et le Frente Amplio se sont refusés à participer à quelque réunion que ce soit avec le pouvoir tant que les militaires n’avaient pas évacué des rues. Leur incompétence reflète bien entendu le mépris de classe et l’arrogance d’une élite qui, coupée des réalités quotidiennes des gens, se retrouve complètement dépassée par une situation qu’ils n’avaient pas vue venir. « Le peuple est fatigué », comme le rappelle Bárbara Figueroa, la présidente de la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT), et l’État n’est en mesure d’offrir que la « misère et l’indigence », pour reprendre les propos tenus à la conférence de presse de Unidad Social del Pueblo chileno. Pour donner une idée, rappelons les statistiques de 2017, où les 1 % les plus riches avaient amassé 26,5 % de la richesse nette du pays, les 10 % les plus riches, 66,5 %, tandis que 50 % des ménages les plus pauvres avaient à peine dépassé 2 %. Les chiffres des inégalités parlent d’eux-mêmes…

Si l’élite politique vacille, les travailleurs organisés, eux, s’organisent. En réponse au soulèvement populaire, plus de cent organisations syndicales et associations de citoyens, travailleurs comme étudiants, dans toute leur diversité, se sont réunies au sein du collectif Unidad Social del Pueblo chileno (Unité sociale du peuple chilien). Mardi 22 octobre, ils ont appelé à la grève générale pour les jours des 23 et 24 octobre. Les revendications prioritaires s’élèvent au nombre de six :

1 ) L’abrogation immédiate de l’état d’urgence et le retour des militaires dans leurs casernes.
2 ) Que les parlementaires du Sénat et de la Chambre des députés déclenchent une grève législative dès maintenant, et, par conséquent, pendant l’état d’urgence, aucun projet de loi ou ratification des traités internationaux ne sera traité.
3) Le retrait de tous les projets de loi qui violent les libertés et les droits sociaux, économiques et culturels du peuple chilien, tels que les retraites, la réforme fiscale, l’éducation préscolaire, la loi sur le Sence (Service national de formation et d’emploi) et la non-approbation du TPP-11 (Traité transpacifique), entre autres.
4) La définition et la mise en œuvre d’un ensemble de mesures économiques urgentes dans le domaine des droits sociaux pour les travailleurs du Chili, autour des questions contenues dans notre déclaration fondatrice de Unidad Social.
5) La convocation immédiate d’une Assemblée nationale constituante, conformée par un éventail large et majoritaire de représentants sociaux, pour élaborer une nouvelle Constitution qui ouvre la voie à un nouveau modèle de société inclusive et met fin au modèle néolibéral en phase terminale.
6) Enfin, nous rejetons les graves déclarations du président Piñera selon lesquelles il est “en guerre” contre le peuple chilien, qui ont provoqué une grave confrontation interne dans le pays, et qui l’empêchent de continuer l’exercice de ses fonctions de président de la République.

© Marcela González Guillén Manifestante contre la « stratégie du choc » (cf. Naomi Klein)

Mais si l’unité reste encore à construire entre des organisations qui avaient encore du mal à discuter entre elles, il y a de cela à peine un mois, la lutte paie et le pouvoir, de son côté, commence à trembler. Piñera, suite à une discussion avec le Parti démocrate-chrétien, le Parti radical et le Parti pour la Démocratie, a présenté une série de mesures pour répondre à l’urgence sociale :
– Taux de 40 % (aujourd’hui 35 %) d’impôts pour tous ceux dont le revenu mensuel est supérieur à huit millions de pesos (9900 €).
– Une augmentation de 20 % de la pension de solidarité de base, qui, selon le gouvernement, bénéficiera à plus d’un demi-million de personnes.
– Augmentation (après approbation de la loi) de 20 % de la cotisation de retraite solidaire au profit de 945 000 retraités.
– Augmentation supplémentaire en 2021 et 2022 pour les retraités de plus de 75 ans.
– Annuler la hausse de 9,2 % des tarifs de l’électricité et revenir aux tarifs du premier semestre.
– Contribution des ressources fiscales à l’épargne-pension de la classe moyenne et des femmes et aux pensions des personnes âgées non valides.
– Demande au Congrès de discuter et d’approuver un projet de loi visant à créer une assurance contre les maladies catastrophiques couvrant certaines maladies et situations afin que le coût total des soins médicaux ne soit pas financé par les familles.
– Mise en place d’une assurance qui couvre une partie du coût des médicaments.
– Extension à l’ensemble du pays de l’accord entre le Fonds national de la santé et certaines pharmacies pour réduire le prix des médicaments.

Concernant les salaires, Piñera a fait référence dans sa déclaration à un revenu minimum garanti de 350 000 pesos chiliens par mois (environ 435 €) pour les travailleurs à temps plein, soit une hausse de 50 000 pesos (environ 60 €).

Mais ces annonces de mesures sociales ne sont qu’une façade qui ne parvient pas à cacher l’inquiétante répression à l’œuvre contre les manifestants, dirigeants syndicaux et partisans de l’opposition. Mardi 22 octobre, dans la nuit, nos camarades de la JJCC, Valentina Miranda, porte-parole du CoNES, Pablo Ferrada, responsable étudiant de la JJCC, et Anaís Pulgar, secrétaire politique de la JJCC à l’Université régionale de Santiago, ont été détenus illégalement et arbitrairement.

https://www.facebook.com/jotachile/posts/2770085576357779

De plus, le couvre-feu sévit toujours entre 20 h (parfois 22 h) et 7 h. À ce jour, ce sont plus de dix-huit morts qui ont été comptabilisés ainsi que 102 blessés parmi les civils.

Il est bien entendu trop tôt pour tirer les conclusions de cette grève générale. Mais une chose est certaine, « Chile despertó », le Chili s’est réveillé, et la reconstruction du mouvement social, démantelé lors de la Transition vers la démocratie, est en route, pour exiger une véritable rupture d’avec les héritages de la dictature. Quand un État répond par la répression aux revendications légitimes d’un peuple, c’est qu’il se trouve lui-même en crise. Les travailleurs, eux, se sentent unis et capables d’affronter les défis qui s’offrent à eux avec une espérance que personne ne pouvait suspecter. Les manifestations chiliennes s’inscrivent dans un mouvement latino-américain et mondial (Haïti, France, Liban) contre les inégalités et toutes les formes d’exclusion sociale. Les exemples récents de soulèvement à Porto Rico et en Équateur nous rappellent que ce qui se passe au Chili doit être lu à la lumière d’une histoire continentale, d’une longue tradition de lutte, dans laquelle le mouvement actuel se sent héritier. Dans tous ces pays, les revendications sont dirigées contre une classe politique incapable de répondre aux demandes des peuples qu’elle prétend représenter et qui, au contraire, sert les intérêts du grand capital.

Le bouillonnement social actuel gagnera-t-il la guerre, ou du moins une bataille contre la progression toujours plus rapide et destructrice d’un système néolibéral pétri de contradictions ? Le Chili transformera-t-il l’essai de 2011 ? L’avenir seul nous le dira. En attendant, comme toujours, exerçons notre devoir de solidarité !


Unidad Social del Pueblo chileno ?

Ce collectif est notamment composé de la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT), la Coordination « no más AFP » (plus d’AFP – le système privé de retraite), l’Association nationale des employés fiscaux (ANEF), la Confédération nationale de la santé municipale (Confusam), la Confédération nationale des professionnels universitaires des services de santé (Fenpruss), le Collège des Professeurs, la Confédération des Étudiants du Chili (Confech), la Fédération des travailleurs de la santé (Fenats), Coordination nationale des étudiants du secondaire (CoNES), la Confédération des travailleurs portuaires et la Fédération des Travailleurs du Cuivre.

Le Sence ?

Le Service national de formation et d’emploi (Servicio Nacional de Capacitaciones y Empleo), créé en 1976 durant la dictature du Général Pinochet, est un organisme technique décentralisé de l’État proposant de la formation continue aux travailleurs en activité comme sans activité. Le gouvernement chilien a proposé début octobre un projet de loi modifiant les bases du Sence, et favorisant potentiellement les grandes entreprises, laissant l’affaire lucrative de la formation aux mains de la Chambre chilienne de la construction et du Sofofa, (syndicat des patrons et association d’entreprises du secteur de la construction), malgré ce que le ministre du Travail Nicolás Monckeberg soutient.

Le traité transpacifique

Le traité TPP-11 a été négocié entre l’Australie, le Brunei, le Canada, le Chili — durant le gouvernement de Michelle Bachelet —, le Japon, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam. En avril dernier, la Chambre des députés a voté la ratification de l’accord. Son principal objectif est de réduire la marge de manœuvre de l’État dans l’économie dans un large éventail de domaines, notamment les droits économiques, commerciaux, sociaux et culturels, ce qui rend difficile la recherche de nouvelles formes d’autonomie nationale et de stratégies de développement alternatif.

La mobilisation de 2011

Par Rédaction

Collectif de rédaction d'Avant Garde